Le poète Pierre Colin nous a quittés le cinq mai.
L’homme qui n’aimait pas les longs voyages en train de nuit entre Tarbes et Paris ni les palabres dans la fumée des cigarettes, mais qui était là, toujours, intensément. Qui intervenait dans les réunions sur un mode inhabituel, mettant du trouble là où nous cherchions la transparence. Qui accueillait avec ce même trouble la folie et la raison, le mythe et la science. Qui feignait de ne rien comprendre à une chose, et tout à coup en dévoilait le coeur en trois mots. Qui possédait de fortes amitiés et des haines vivaces. Qui savait tant et tant de poésie par coeur et qui jouait à nous piéger. Qui avait construit pour les petits enfants une cabane à poèmes ou s’ébattait la Gremuse, bête fantasque née de la semence du langage. Qui ouvrait sa maison, ses livres, sa pensée, ses sentiers de balade aux amis qui passaient.
Pierre des secrétariats et des bureaux nationaux, Pierre des Universités d’été et des Congrès du GFEN, des séminaires du Secteur Poésie, Pierre de Moscou, de Tarbes, de Toulouse, de Bordeaux…
… des villes réelles, bâties selon des données cosmiques,chacune ayant une nécessité, une vie propre. Chaque ville était marquée par une musique intime. Paris était Beethoven, la romance pour le violon.Toulouse était immergée tout entière dans la nuit du piano bien accordé de La Monte Young, Quimper, la ville au bord du Steyr, était la splendeur, la beauté noire des partitas de Bach, ce violoncelle sans pays qui court dans l’âme humaine, comme un loup dans la steppe… (S)
Le travailleur obstiné, patient, qui introduisait ses petits blocs d’écriture noire dans tous les espaces des grandes fresques affichées sur les murs des salles de réunion, le brasseur de textes qui fit vivre longtemps la revue Cahiers de Poèmes. Pierre le combattant.
Pierre des grands ateliers d’écriture où les mots domptent les mythes sauvages et leur donnent à manger des nourritures modernes, Pierre et ses complices de l’aventure partagée des ateliers. Pierre qui fait un pas de côté et crée Thot’m, avec sa femme Maïté, pour nouer la création et le temps, la construction d’un savoir et la folie d’écrire. Pierre qui n’est pas un héritier, qui a conquis sa langue et sa pensée à la force du rêve, et qui veut rendre au centuple ce qu’il a reçu.
Pierre qui savait rire nous a quittés.
…J’ai festoyé. J’ai combattu. Sur des peurs par milliers, sur des plaisirs sans nombre, j’ai régné.
J’ai triomphé, j’ai festoyé. Je me suis souvenu. J’ai combattu. J’ai dit les mots. De mon corps, j’ai fait d’autres corps. Première vie, tout est musique. Deuxième loi, guerre et cruauté. Passeur d’hommes, j’ai été… (M)
Nos souvenirs ne sont qu’un peu d’écume sur la vague de sa poésie. Plongeons.
L’écriture foisonne, ne se retient pas. Elle se précipite sur tous les écueils, s’y brise et les enveloppe, les change en vols de grues, en meutes de chiens, en troupeaux d’aèdes, en palinodies sauvages …
…J’écris partout, dans les arbres, dans les lavoirs, dans les miroirs. Debout. Assis. J’écris vite. Des pages et des pages… Puis tout s’efface. Les petits personnages (les lettres) sont submergés par la vague ancestrale, la faim du jour… (S)
…j’avance dans la fureur cosmique des mots en irruption blanche, rivée au ventre, moi générant l’ouest, ses pluies repluies, brouillards de ténupurgies, faulches, ras d’îles rouges, reines, riennes, chiennes, bleuvoir, hurler, la mort, les mouettes, les toleils…(S)
Le Je de Pierre Colin est un Nous, perpétuel, inépuisable. Il jaillit et rejaillit; dans son texte, le Je ne contemple pas, ne mémoire pas, ne signe pas: le Je engendre. Ainsi il bascule dans le nous, un nous tissé de mythes, d’histoire et de verbe,
…dernier soir où j’ai mis ton nom dans ma bouche Et il avait ce goût de peuple ancien, tout ce qu’un feu de lèvres fait du temps… (B)
…Je suis un homme de grand chemin, un grand loup du désastre. Nous nous connaissons bien, en grand deuil, dans le terrier des foules, liés à l’errance du fleuve, ce que les arbres nous ont pris, renversement du souffle et des tempêtes, nids de femmes, répétition des serments dans les gouffres. Tout n’est que hordes, fauves sortant du corps… (B)
…nous savons tous que les mots sont fossiles
écailles d’un autre âge… (B)
La poésie ouvre sur le monde les cinq fenêtres du corps. L’oreille est ouverte aux musiques de Bach à Bill Dixon, aux cris des bêtes volantes, proies ou prédateurs, au frôlement du renard dans les fourrés, au fracas des vents le long des rivages, aux vacarmes des armes, aux grincements de la ville, aux bruits humides produits par les corps en amour. L’oeil saisit le bleu du monde, l’azur, le lilas; le vert de la saison qui change (Un vert d’alcôve où l’oeil coule et se ferme, fleuve et forêt. Heure verte à travers les paupières, les brèches du cri)(B), le noir de tout ce qui gronde en arrière de nous – est-ce l’oeil ou l’oreille qui voit le violoncelle rose et noir? le nez plonge dans l’odeur de la mer et des vies qui l’habitent, telle jeune fille est composée d’odeur: sa bouche a l’odeur forte des figuiers, ses seins légers sentent la mûre, son ventre exhale le pollen, l’odeur de souffre et d’encens. (S)
car …le poète, qui n’a qu’un nom, vit de son corps…( B)
Le corps du monde est sexué.Les mots précis du sexe désignent les objets du monde, sont le sixième sens du corps avide du réel avec lequel il se bat. Etranger tout à fait par nature à l’écoeurante pruderie victorienne qui nous menace de nouveau, le poète dit et redit, répète et hurle le désir du corps, les caresses, les pénétrations, les liquides, les explosions des corps emmêlés, y enchevêtre toutes les parties, tous les sens, toutes les bêtes de la terre.
J’écoute dans le glauque, l’opaque du coeur, ça bat, ça tripe, ça dégouline, nids d’étreintes, vieux zéphirs, celles qui chantent leurs naissances de végétaux obscurs, les petites taches, touches sur la peau qui clapote à hauteur de rein, je revois ces litières où nous avons jeté nos encres de pieuvres douces, ça hanche, ça chevelure, ça vulve…(S)
Et il y a les mythes, qui nous lient aux premières paroles, aux premiers rapts, aux premiers meurtres, aux premiers amants. Les mythes que Pierre Colin rencontrait comme on rencontre les nymphes et les anciens dieux évanouis, au pied des arbres tordus par le vent de mer, à Ithaque ou à Douarnenez, dans les auberges de chaux blanche ou dans les courtes maisons de granit gris. Des mythes que la parole poétique fait surgir dans le temps présent, pour nous aider à lui donner du sens.
…Un peu plus bas, la terre de Laërte, envahie par les chèvres, n’est plus qu’un amas de pierres et d’oliviers béants aux coeurs brûlés, exhumant le secret des mots. Nous chercherons longtemps cette profération sans origine, d’un désir l’autre, d’un siècle l’autre, dans la géométrie des rêves et de la mort…C’est dans l’incertitude, sans garantie d’aucune volupté, qu’il nous faut à présent réenchanter la vie… (1989) (1)
Templiers du minimal, gourmets de la biscotte sans beurre, ravis du mur du fond qui est un mur de chaux, techniciens de l’équation poétique, râpeurs du mot plat – passez votre chemin, ne lisez pas. Pierre ne vous aimait pas; ses proférations sans pudeurs apprises, l’énergie formidable qui emporte sa parole déplace la question poétique de la forme vers l’existence.
…Je veux une écriture violente, qui parle du réel, du sens et du non sens, de la beauté et de l’horreur, de la vie et de la mort, de l’amour et de la haine, du silence et de la folie. C’est dans ces paroxysmes de l’âme humaine que tout se joue. La création est un combat prométhéen avec la chair rebelle de la langue.(…) Le poème n’est ni beau, ni laid, il invente l’éternité…
C’est à cette temporalité qui compte en siècles qu’appartient l’oeuvre de Pierre. Les grands feux de l’imaginaire se rallumeront un jour sur les plages. Pour que les enfants n’en soient pas dévorés, mais pour qu’ils s’y réchauffent, nous avons besoin des poètes qui mettent le feu à la langue, et dont les braises couvent longtemps.
Finissez sur une phrase de Valère Novarina (la centième didascalie de Observez les logaèdres!):
«Ce qui libère la raison, ce qui l’accomplit et poursuit son travail encore plus loin, est un instant la mort de la raison. La saisie fugitive d’un temps non chronique et absolument vertical! d’un autre temps sous le temps… Le temps comme un puits tout à coup.»
Dominique Barberet Grandière
6 mai – 29 mai 2014
Bibliographie de Pierre Colin à télécharger
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1 – Ce texte ouvre le recueil «Monde aux Yeux Brefs» et y est daté de 1992, mais il est présent dans Grèce Oscure, le 100ème ouvrage de Lieux, une collection d’Encres Vives, la revue de Michel Cosem où il est daté de 1989.
(M): Monde aux yeux brefs, la loi du corps, les Solicendristes, Juillet 1995
(S): Le retour à Sumer, La Bartavelle Editeur, collection «modernités» 2001
(B): Je ne suis jamais sorti de Babylone, Multiples , Collection Fondamente, 2008
Liens vers d’autres textes rendant hommage à Pierre Colin:
Groupe Français d’Education Nouvelle
La revue Soleil et Cendres
Un site en cours de réalisation (accessible)
Pierre.
J’ignorais que tu étais parti.
Vers quelle lointaine galaxie t’en es-tu allé semer tes mots?
Dans le ciel d’encre de Paris scintillent quelques étoiles,en l’une d’elles j’y vois ton sourire reproduit sur l’écran de l’ordinateur.
A Douarnenez où bientôt je vais aller me ressourcer,j’écouterai ta voix dans le murmure du vent et le chant de la mer et en rapporterai tes histoires et tes poèmes que j’offrirai aux enfants de Paris.
Merci.